La Nancéide

Une communication inattendue de mon ami jean Boës, célèbre linguiste de notre Lorraine d'autrefois!!!

 
Ce poème de 5044 hexamètres dactyliques est l’œuvre d’un ancien secrétaire du duc de Lorraine René II, devenu chanoine du Chapitre de Saint-Dié, Pierre de Blarru.
L’ouvrage est publié en 1518 à Saint-Nicolas de Port sous le titre  Insigne Nanceidos opus de bello Nanceiano.
 
La Nancéide, comme son titre le fait comprendre, appartient à la littérature provinciale : elle n’a donc guère retenu l’attention ni du grand public, ni même de l’Université, à la différence de ce que l’on constate pour les grands monuments de la littérature universelle. Certes les ouvrages consacrés à l’histoire de la Lorraine en mentionnent l’existence, et parfois même d’une façon élogieuse, mais jusqu’à présent ce livre a surtout dormi dans la poussière des fonds de bibliothèque. Michelet y voyait un laborieux exercice de rhétorique.
Pour être juste, il faut remarquer d’abord que ce poème n’illustre pas un mythe, à la manière des épopées antiques, mais une page d’histoire. Dès le début du premier livre, l’auteur ne se place pas sous la protection de Calliope, la muse de l’épopée, mais sous celle de Clio, la muse de l’histoire. L’auteur s’applique donc à être véridique, comme peut prétendre l’être un historien qui a été lui-même, en tant de secrétaire du duc de Lorraine, témoin, d’une part, de nombreux faits et, d’autre part, bien informé de ce qu’il n’a pas vu, ce qui ne s’accordait évidemment pas toujours avec le souci de placer son ancien maître et protecteur sur le piédestal de la gloire. Ceci peut aider à comprendre qu’il lui était difficile de concilier à la fois les exigences de l’histoire, les procédés littéraires qu’il pouvait trouver chez les Anciens, ou dans les usages médiévaux, la nécessité de satisfaire à ce qui convient au panégyrique et les recettes du genre épique. 
Ces différents aspects nous obligeront donc à situer cette œuvre lorraine par rapport aux grands modèles antiques, dans ce qu’elle leur doit et surtout dans ce qui fait sa différence, c’est-à-dire son originalité.
 
La conception du monde que nous présente cette œuvre est celle d’un homme du moyen âge. Il est nourri certes de culture antique, mais il  est resté profondément attaché aux valeurs médiévales, ainsi qu’à la conception du monde et à l’ordre social de ce temps. Le monde de Pierre de Blarru ne fait pas de coupure entre la nature et l’homme, ni entre le terrestre et le céleste. Ce monde est plein de signes qu’il faut savoir interpréter ou conjurer.
Après nous avoir annoncé au vers 14 du premier livre que la Lorraine est située sous la Grande Ourse, la suite du texte, à une trentaine de vers plus loin, nous fait assister à un curieux débat entre l’ours des forêts lorraines et cette constellation. Pour comprendre l’intérêt de ce passage, il faut se demander pourquoi on pouvait être sûr d’avance que la Lorraine méritait d’être secourue par les Suisses ? Comment conjurer en effet ce qui pouvait rendre impossible une alliance entre René II et les Helvètes, dont l’emblème est l’ours ? Un obstacle pouvait peut-être résulter du fait que les chasseurs lorrains traquaient le plantigrade non seulement pour sa chair, mais aussi pour les remèdes que l’on tirait de son cadavre, notamment contre la goutte ? Et le fauve est donc tout à fait dans son droit de dénoncer l’ingratitude de la Lorraine, où il est mis à mort, alors que le salut de cette province doit venir de l’ours suisse. Le ciel, en l’occurrence la Grande Ourse, ne devrait-elle pas protéger ses frères et punir le duché ? Le risque est écarté par l’intervention céleste de la constellation, c'est-à-dire par le signe qu’elle représente pour la ville de Nancy et la Lorraine, située justement sous cet endroit du ciel. Ce qui a inspiré le poète sur ce point tient sans doute au fait que lorsqu’il écrit il fait partie des chanoines du Chapitre de Saint-Dié. Or pour un habitant de Saint-Dié, Nancy se situe vers le nord, exactement, dirait un moderne, vers le nord ouest, mais en gros l’observation du ciel permet à un homme de ce temps habitant dans les Vosges de dire que Nancy se trouve sous la Grande Ourse et donc sous la protection de ce que peut évoquer cette constellation, laquelle, n’ayant que faire des jérémiades de l’animal des forêts, lui intime donc brutalement l’ordre de se satisfaire de son sort. Le lecteur de l’époque trouve donc là dès le début de l’œuvre une annonce de ce qui va arriver.
Au cours du combat autour de Nancy les hurlements des chiens, les cris des oiseaux nocturnes sont autant d’avertissements sinistres pour les belligérants, la question qui se pose dans les deux camps est seulement de savoir sur qui doit tomber le malheur annoncé. L’auteur n’affirme pas d’une manière catégorique la valeur prémonitoire exacte de ces phénomènes : il laisse habilement le lecteur découvrir l’effet de suspense qu’ont connu les combattants.
Charles va s’embourber et mourir dans le marais qui porte le nom de Virilet, en latin Viriletum : voir dans ce terme, qui peut se traduire par  « le trépas du guerrier », une allusion prophétique à ce qui va arriver à Charles est une question que les Lorrains de ce temps n’ont évidemment pas pu éviter.
Les signes rencontrés sont parfois impossibles à rendre en traduction. Dans le déroulement du stratagème qui va permettre au messager, parti de Nancy vers René II, de traverser  les lignes des assiégeants et de rentrer dans sa cité à son retour de mission, le rusé Lorrain, qui s’est habilement muni d’un fagot de bois, promet de revenir le lendemain à ses interlocuteurs naïfs et mourant de froid, lesquels voudraient bien le retenir et lui acheter son précieux combustible. Et ce qui lui permet de faire croire à sa bonne foi, c’est le cri que font entendre les corbeaux, cras, cras, ce que tout latiniste, même médiocre, doit comprendre comme le signe  évident que l’homme au fagot sera là le lendemain. Son astuce lui permet donc, avec l’aide des corbeaux, de berner tout le monde et de parvenir jusqu’aux remparts, où il n’a plus qu’à alerter les sentinelles amies en leur criant le nom de René.
 
L’homme de ce temps est avant tout un croyant et précisément un chrétien. Ce qui compte d’abord pour lui, c’est de gagner le ciel. Mais la vertu chrétienne s’accorde très bien avec les nécessités des combats : il suffit pour cela de se battre avec un comportement et une disposition de chevalier. Et avant d’engager le combat devant Nancy, les hommes de René II, en grand nombre, se font adouber chevaliers. Chaque camp a son protecteur dans le ciel, saint Epvre veille sur les Lorrains, saint André est censé faire de même pour les Bourguignons. Ceci ne signifie pas que du haut du ciel le saint patron ne ménage pas des épreuves à ses protégés : pour René II chassé de chez lui, le ciel est d’abord évidemment sourd, mais il ne s’agit que d’une épreuve temporaire, qui se transformera en mérites devant être récompensés. Quant au Téméraire, ses péchés lui fermeront la protection du ciel. Les bons chrétiens, c’est-à-dire les Lorrains, vont au combat avec des enseignes qui affichent leur dévotion. Ils  combattent avec la protection de la Vierge. Et si à la guerre on tue ses adversaires, ce que l’on fait du reste avec allégresse, il n’empêche qu’après la victoire, le vainqueur se reconnaît des devoirs envers les vaincus : il faut, par des obsèques décentes, leur assurer le ciel. Ce rapport entre le guerrier et le ciel n’est pas le même pour le Lorrain et pour le Bourguignon : pour le Lorrain il s’agit d’une tradition qui remonte à Godefroi de Bouillon et que les Vaudémont ont transmise à René. Le duc de Bourgogne, lui, fait beaucoup plus de cas de son ambition, de son amour de la gloire et de son épouvantable rancune contre le petit duc de Lorraine. Le combat devient ainsi celui du vice contre la vertu, ce qui nous place dans la tradition médiévale du jugement de Dieu. Et notre poème devient de ce fait porteur d’une leçon, puisque la victoire va récompenser la vertu. Et il s’agit d’une leçon incontournable, puisqu’elle est présentée comme émanant de l’histoire. Pierre de Barru connaît évidemment la formule historia magistra vitae.
La Nancéide nous place aussi devant les exigences de l’ordre social médiéval. Le prince est le centre de l’Etat et la loyauté envers lui est le premier devoir des vassaux et des sujets. Combattre l’adversaire pour servir son prince est la condition même de l’honneur. Mais le vaincu n’est pas traité de la même façon selon qu’il est, ou qu’il n’est pas noble. On ne met pas à mort un noble fait prisonnier, c’est ce que les vassaux du Téméraire rappellent en vain à leur suzerain, lorsque celui-ci décide de faire pendre Suffren, son prisonnier. La règle serait de le maintenir un temps en captivité et de lui rendre la liberté contre rançon. Le Téméraire manque ainsi aux règles de l’honneur, ce qui amène en représailles les Nancéiens à faire mettre à mort les prisonniers qu’ils détiennent. Si la loyauté à l’égard du prince est la règle sociale fondamentale, ceci ne signifie pas qu’elle soit strictement respectée, et que la tentation de manquer à son devoir ne soit pas parfois la plus forte, même dans la vertueuse Lorraine. Lorsque le Bourguignon envahit la Lorraine, René II est abandonné de la plupart de ses vassaux, qui s’empressent de se rallier à la Bourgogne. Il est vrai que pour le combat final il n’y aura plus que de très rares défections : on a surmonté la tentation mauvaise. Par principe, on ne saurait donc admettre la félonie. Et pourtant le brave Pierre de Blarru commet en réalité un énorme mensonge par omission. Il nous apprend en effet que la victoire lorraine va être parachevée au pont de Bouxières par le massacre des Bourguignons qui tentaient de s’échapper vers le nord. Ce massacre est l’œuvre conduite par le duc de Campo Basso, Henri de Montfort de son nom d’Angevin, que notre auteur honore du titre de clarus vir. Et pourtant ce personnage est tout simplement un traître : il appartenait à l’armée de Charles le Téméraire, et au dernier moment il est venu offrir ses services à René II. Les historiens nous apprennent que les Suisses et les Alsaciens ne voulurent pas de lui auprès d’eux dans la bataille, ce qui explique qu’on le chargea d’aller couper la retraite aux fugitifs éventuels. Il est évident que le brave chanoine de Saint-Dié ne pouvait pas se permettre de jeter une ombre sur l’esprit chevaleresque de son duc, en disant que celui-ci avait eu recours aux services d’un félon.
 
  La Nancéide est une épopée dont l’auteur est nourri de culture antique, mais son imitation ne pouvait pas être un esclavage.
Le mètre utilisé est celui du style épique, l’hexamètre dactylique. Le titre même de l’œuvre est la transposition en français du génitif grec Nanceidos, lequel copie évidemment le génitif virgilien Aeneidos. Mais si l’épopée latine s’organise autour de son héros, Enée, la Nancéide s’annonce comme le poème consacré à une cité, ce qui nous fait songer à l’Iliade. Toutefois l’épopée d’Homère raconte une catastrophe, alors que la nôtre chante une victoire. De plus il ne s’agit plus désormais, je l’ai dit déjà, de traiter un mythe, mais d’illustrer une page d’histoire et de le faire dans un esprit nourri également de tradition biblique. Le petit René II en face de celui que l’on appelait alors le grand duc d’Occident, n’est-ce pas quelque chose comme la répétition du combat de David contre Goliath ? Les épopées antiques mettent en scène des guerriers qui s’affrontent, Achille contre Hector, Enée contre Turnus. Ces modèles nous offrent les récits de combats singuliers qui illustrent chaque fois la supériorité physique du héros principal. Le sujet historique que traite Pierre de Blarru ne lui permettait pas d’aboutir à ce genre de duel : l’affrontement se passe non pas entre deux guerriers, mais entre deux armées, obéissant l’une et l’autre à la stratégie de son chef, laquelle est inspirée par des mentalités totalement différente dans un camp et dans l’autre.
C’est de Charles le Téméraire que le poète parle d’abord en annonçant sa défaite et en nous indiquant le trait principal de son caractère que résume l’expression à l’accusatif magnanimum Leonem. Ce titre de Lion apparaît de nombreuses fois dans l’œuvre, il exprime cette supériorité universelle que revendiquait en Europe, à l’image du roi des animaux, le puissant duc de Bourgogne. Et si ce Lion est qualifié de l’adjectif magnanimus, il faut se méfier en traduction du dérivé français, magnanime : le prince bourguignon n’apparaît jamais dans l’œuvre avec de vraies qualités morales de générosité, il montre justement un esprit totalement fermé à cette vertu. Il faut donc comprendre l’adjectif latin à partir des deux éléments qui le composent, et qui nous indiquent un esprit assoiffé de grandeurs, comprenons de grandeurs au sens politique du terme. C’est bien ce sens qu’il faut donner à l’adjectif magnus, lorsque le Téméraire, parlant de lui-même, et de l’intérêt que pourrait présenter pour lui la Lorraine, prononce ces mots : mihi paruula magno terra places, tu plais à ma grandeur chère petite (ou toute petite) province. Et tout au long de l’œuvre le prince bourguignon nous est dépeint avec pour trait essentiel de caractère un appétit de puissance et de gloire démesuré, ce qui le conduit inévitablement à l’entêtement, à la cruauté inhumaine, à un esprit de conquête totalement dépourvu de vertu chevaleresque, et finalement à l’erreur, une erreur évidente même sur le plan stratégique. Sa dureté, sa cruauté, sa violence nous sont présentées avec un paroxysme relevant du monstrueux, il appartient au monde grec de l’ubris, à l’enfer chrétien de l’orgueil. Et cette démesure réduit à néant la seule qualité qui lui soit reconnue, sa bravoure de soldat. C’est parce que cette bravoure est elle-même démesurée qu’elle ne sert à rien et qu’elle le conduit à sa perte. Lorsque son armée est mise en déroute, que ses vassaux l’abandonnent, il s’élance sans escorte au milieu des ennemis, capable à lui seul de faire fuir mille adversaires, dit notre auteur. Et c’est précisément cette témérité inutile qui le conduit à aller s’embourber dans le marais du Virilet.
Tout le mouvement de l’œuvre nous montre le progrès dans l’égarement de la part du futur vaincu. Tant qu’il n’est pas bravé par le duc de Lorraine, il a la sagesse de reconnaître que cette province, qui lui plaît, lui est cependant interdite. Mais dès qu’il se sent bafoué, non pas dans ses droits, mais dans ce qu’il considère comme son honneur, il perd toute retenue et s’abandonne à sa fureur. Après la prise de Nancy, où il se conduit comme un paon, loin de connaître la satisfaction, son besoin  de gloire s’élève encore. Il part donc pour une nouvelle expédition de conquête en Suisse. L’échec qu’il subit devant Granson ne le rend pas plus sage, au contraire. Et c’est avec des forces et des moyens réduits, mais avec un surcroît d’orgueil, qu’il vient mettre le siège devant la cité helvétique de Morat. Son excès de fureur l’amène à commettre une faute stratégique impardonnable de la part d’un conquérant : il se laisse prendre sur deux fronts. D’un côté, il est attaqué par les défenseurs de la cité qu’il voulait prendre, de l’autre, il doit faire face aux Suisses venus défendre Morat, et à René II, à la tête de son contingent. Il essuie donc une deuxième et lourde défaite, qui profite au duc de Lorraine. Celui-ci reprend possession de Nancy, ce qui lui permet, avant de s’enfuir à nouveau, d’y placer une solide garnison, laquelle saura résister à un nouveau siège. Le Téméraire revient alors vers Nancy, déterminé cette fois non seulement à reprendre la ville, mais à en exterminer les habitants, qu’il considère comme coupables de félonie. Désormais il ne sait plus qu’accumuler les erreurs et les fautes. Sa première erreur est d’imposer à son armée un siège en plein hiver, sans la moindre pitié pour ses soldats, qui meurent de froid. Ensuite il commet le crime de faire pendre le noble Suffren, ce qui, par réaction de la part des Nancéiens, cause la condamnation à mort des Bourguignons détenus en prison à Nancy. Ne parvenant pas à pendre la ville par la force, il espère la réduire par le blocus et la famine. Son attentisme permet à René de se refaire les forces nécessaires à la reconquête et de revenir. Dans le combat final, le Téméraire renouvelle l’erreur commise devant Morat. Insensible à tous les conseils de sagesse que lui prodiguent ses vassaux, il ne sait que les traiter de poltrons et s’entête à vouloir l’affrontement. Il se porte au devant des Lorrains et de leurs alliés, abandonnant son camp, que les Nancéiens incendient aussitôt. Pris une nouvelle fois entre deux feux, il connaît la défaite que l’on sait.
Si l’aventure du Téméraire est caractérisée par le progrès dans l’égarement et le mouvement inéluctable vers la catastrophe, le destin de René II se présente comme une ascension irrésistible vers la gloire. Il a accepté à ses risques et périls, à la demande de son suzerain, l’empereur Frédéric, de rompre avec le Bourguignon, et il connaît d’abord l’amertume de la déchéance, étant chassé de chez lui et obligé de se cacher pour échapper à ses ennemis. Mais il vit cette épreuve en chrétien et trouve l’espérance dans sa foi. C’est ainsi qu’il renouera avec le succès et parviendra à sa véritable dimension de chef, celle qui nous est décrite lorsqu’il se met en route pour le combat final. Il a disposé ses forces avec beaucoup de réflexion et de prudence, ajoutant ici ou là tel renfort de cavalerie qu’il juge nécessaire, et il prend personnellement la place qui convient au mieux pour diriger l’ensemble des opérations. Et tandis qu’à l’approche de l’engagement décisif, Charles est tracassé d’inquiétude et ne sait comment dissimuler son émotion, René au contraire est plein « d’une joie fougueuse qui exprime sa soif du combat. » Et l’auteur ajoute un détail qui donne tout son sens à cette épopée : « Sous le cimier de son casque, que forme un panache de feuilles d’or, beaucoup proclament qu’il est Hector en personne. » Mais cet Hector-là va à la victoire : il est bien le moins puissant, comme le Troyen d’Homère, mais son destin est tout autre. L’épopée médiévale et chrétienne a retourné la situation antique : ce n’est plus à la force brutale et sauvage que la victoire est promise, mais au contraire à celle qui repose sur la vertu. Et tandis que le Téméraire est de plus en plus seul, René marche au combat vêtu d’or et de soie et entouré de tous ses vassaux, pour qui le plus grand honneur est d’être au côté de leur prince.
René II nous est donc présenté comme le prince chevaleresque parfait, en exact contrepoint avec le portrait du Téméraire. Et le poème ne ménage pas les autres grands souverains du moment, ni le roi de France, ni l’empereur Frédéric. A propos de l’incertitude qui pèse sur les intentions d’une troupe française en armes venue prendre position sur les bords de la Meuse, notre auteur présente  Louis XI en ces termes : « Je veux bien qu’un roi ait ses secrets, et je le considère comme bon, si ses proches et ses vassaux le connaissent comme tel  (IV, 4 sqq.) ». Et il est infiniment plus sévère en commentant la sanction infligée à un seigneur français, Oriole, qui était venu spontanément mettre son épée au service de René II : « Cet homme, qui ne redoutait aucune épée, dit l’auteur, périt après la guerre sous la hache vile du bourreau. Quel bonheur c’eût été pour toi, Oriole, de passer dans l’autre monde au cours de cette bataille ! Je laisse de côté tous ces morts que la sentence précipitée d’un prince cruel provoque publiquement, et dont l’arrêt ne comporte aucune précision autre que celle-ci : « Telle est ma volonté. » Si furieux et bien souvent plus clément que ce roi-là, l’exécuteur des hautes œuvres en avait l’audace, il dirait alors : « Ce que tu veux en tant que roi, moi, ton serviteur, je refuse de l’accomplir. » Oui, toutes les fois que le monarque dit : « Offre celui-ci en pâture aux poissons, à celui-là tranche la tête, à cet autre coupe les oreilles », c’est à celui qui ordonne et non à la main qui frappe que l’on doit imputer la responsabilité, qu’il s’agisse d’un crime ou d’un acte de justice. Si la sanction royale est infondée, je suis au regret d’avoir à ajouter les rois à la catégorie des spadassins (VI, 289 sqq.) ». Et lorsque Mars, le dieu sanguinaire, quitte le cadavre de son principal serviteur, dont, à son grand regret, il ne peut plus rien attendre, c’est pour voler se mettre au service du roi de France.
A propos de l’empereur Frédéric, le suzerain de René II, l’auteur montre une prudence beaucoup plus grande, reconnaissant que l’empereur jouissait d’une réputation sans tache «  parée, dit-il, de toutes les perles de la vertu et de l’éclat de l’honneur », mais il pointe tout de même un défaut : « il prêtait trop souvent, ajoute-t-il, l’oreille à la race des circoncis (I, 413 sqq.) » Pour comprendre ce qu’il y a de grave aux yeux de Pierre de Blarru dans le fait d’être en relation avec les usuriers juifs, il faut tenir compte de ce qui sera pour lui la plus belle vertu de son duc, la dernière dont il fera état, le fait que le prince ait banni tous les juifs de ses Etats, en se montrant insensible à l’aide financière que ceux-ci n’hésitaient pas à lui proposer. 
L’image que ce livre veut donc donner de René II est celle du prince idéal et parfait. Il est brave, respectueux du droit et de la justice, docile aux injonctions de son suzerain. Il affiche une grande piété, conforme aux traditions que la Lorraine doit à Godefroi de Bouillon. Il se fait respecter et aimer d’étrangers dont il ne parle même pas la langue, au point d’obtenir d’eux la promesse spontanée de lui prêter main forte. Mais surtout il aime ses sujets et il est aimé d’eux : ceux-ci le considèrent comme leur père. Et il ne s’agit pas seulement des habitants de Nancy, mais de tous ces Lorrains qui se pressent sur son passage et qui viennent grossir les rangs de son armée. Et il sait surtout ajouter à la gloire de sa victoire l’extraordinaire grandeur du pardon : il verse des larmes sur le cadavre de son ennemi, il s’empresse de lui assurer des funérailles dignes de son rang, ainsi qu’un tombeau princier dans la chapelle même des ducs de Lorraine. Et ce héros n’appartient pas aux légendes de la chevalerie médiévale, il s’agit d’un personnage que l’auteur a connu et servi, modèle absolument unique dans l’Europe de ce temps. Nous sommes donc dans une Lorraine que la victoire de Nancy enracine au nom de l’histoire dans les valeurs médiévales. Et ceci au moment même où se conçoit sous la plume de Machiavel un tout autre idéal de prince : la Nancéide paraît en 1518, Le Prince de Machiavel est écrit en 1513, publié en 1532. L’épopée de Pierre de Blarru veut donc être surtout porteuse d’une grande leçon politique fidèle aux valeurs les plus traditionnelles du moyen âge.
 
Abordons maintenant les aspects merveilleux du poème. Les modèles antiques que pratique l’auteur lui ont appris que ce genre poétique ne se conçoit guère sans l’usage du merveilleux. Mais dans ce récit historique, il n’est pas facile de faire intervenir le surnaturel d’une façon manifeste. De plus à quel surnaturel faut-il faire appel, au surnaturel chrétien, avec ces deux aspects, le céleste et le satanique ? Ou bien à celui des modèles antiques ? Nous sommes à une époque où les affaires humaines dépendent de deux types de surnaturel, celui qui vient du ciel et celui dont Satan est l’origine. En réalité ce texte nous présente peu d’interventions surnaturelles. Il est souvent question des prières adressées au ciel, non seulement par les Lorrains, qui implorent saint Epvre ou le remercient de sa protection, mais aussi par les Bourguignons, le texte rappelant souvent leur dévotion à saint André. S’il est souvent question de Mars c’est, d’une façon habituelle, sous la forme d’une métaphore pour désigner la guerre. Nous n’assistons jamais à propos des Lorrains à une intervention merveilleuse du ciel, la protection dont ils bénéficient tient à leur dévotion. Il n’en est pas de même en ce qui concerne le Téméraire. Au livre V, vers 620 sqq., alors que Charles vient d’affirmer que personne ne pourra le chasser de la terre lorraine, Dieu le Père, du haut du ciel le prend au mot et lui annonce qu’il restera effectivement en Lorraine, puisqu’il va y être inhumé. Mais Charles n’entend pas. Et il  ne s’est pas seulement attiré l’hostilité du Dieu des chrétiens, il a également offensé Vénus, en refusant de l’honorer le jour dont le nom vient de celui de la déesse. Ceci lui vaut de s’entendre condamné par elle à ne plus connaître un seul autre vendredi. Enfin nous entendons la longue oraison funèbre prononcée par le dieu Mars, qui déplore d’avoir perdu bien trop tôt son plus fidèle serviteur. Il s’agit évidemment pour le poète de souligner le côté mauvais du Bourguignon, qui a toujours été docile aux sollicitations du mal, les pires qu’un prince puisse connaître.
Il ne fait aucun doute pour les Lorrains de l’époque, aussi bien que pour l’auteur, que cette victoire est bel et bien un miracle que René II doit à sa piété, notamment à sa piété envers la Vierge, qu’il remercie en faisant édifier la chapelle de Notre Dame de Bonsecours. La protection des saints est également une excellente garantie de succès, à condition qu’on les honore comme il convient : les Lorrains le font très bien, mais saint André finit par être sourd aux prières des Bourguignons de plus en plus enfoncés dans le péché. Dès lors le verdict prononcé par Dieu le Père à l’encontre du duc de Bourgogne ne fait qu’achever, d’une manière attendue par les lecteurs de ce temps-là, un procès que toute l’œuvre a méthodiquement préparé. Et les chrétiens du 16ème siècle n’ont pas d’effort à faire pour reconnaître l’intervention du diable, dans la mise en scène où lui sont donnés les noms de Vénus et de Mars. Le poète ne pouvait guère pousser plus avant son imitation des Anciens sur ce point dans un contexte qui se veut essentiellement conforme à la foi religieuse de son temps.
Le titre de l’œuvre veut mettre en évidence Nancy. Le premier livre consacre plus de cent vers à faire la présentation et l’éloge de la Lorraine. Le poète ouvre ce développement en évoquant la bravoure de ses habitants et s’étend longuement ensuite sur tout ce qui fait la prospérité, la richesse et le bonheur de la Lorraine. Il est évident que c’est non seulement le prince mais tout l’Etat lorrain qui est glorifié par ce poème.
La victoire est aussi l’œuvre de la population. Si les nobles lorrains sont tentés au début de faire leur soumission au duc de Bourgogne, le peuple, quant à lui, reste fidèle à son prince. « Dans la patrie lorraine, le peuple, dit le poète,… fait la sourde oreille. Il rit de voir ce nouveau duc se donner l’air de procéder de façon globale en matière de lois, pour établir de nouvelles institutions ; il rit de le voir prendre du haut de son trône l’initiative de créer de nouvelles magistratures ; il rit de le voir annuler par décrets quantité de règles pour en fixer beaucoup d’autres. » Cette forme de résistance d’abord stérile va prendre des formes de plus en plus efficaces à mesure que la supériorité bourguignonne s’effrite. Lors de la deuxième occupation de la ville, celle que dirige Rubempré, les Nancéiens dissimulent leurs provisions, dont l’occupant voudrait s’emparer, et ils narguent l’inanité de leurs efforts dans ce sens. Lorsque le Téméraire est revenu en force pour faire enfin plier la fière défense de la cité, non seulement la résistance ne fléchit pas, mais l’assiégeant se voit acculé à la nécessité d’admettre qu’il ne parviendra pas à ses fins par la violence. Des secours arrivent du reste de l’extérieur à la cité assiégée, comme le confirme l’épisode tragique de la capture et de la pendaison du malheureux Suffren. Et la résistance devient héroïque lorsque les habitants en sont réduits, sous l’effet de la famine, à manger non seulement leurs chevaux, leurs chiens et leurs chats, mais aussi les rats et les souris, comme le raconte le messager, qui a réussi à rejoindre René II.
La Nancéide devient donc, comme l’Enéide  une véritable épopée nationale. Virgile avait dû recourir à des procédés artificiels pour intégrer la gloire future de Rome à son sujet légendaire. Pierre de Blarru n’a pas à triompher d’une difficulté de ce genre puisqu’il illustre une page d’histoire réelle et toute récente. Il sait rappeler, par une allusion à Lothaire, que l’origine de la Lorraine est bien antérieure à la bataille de Nancy. Mais cette victoire, qui réduit à rien la grandeur bourguignonne, fait à ses yeux de la patrie lorraine un Etat qui compte désormais en Europe, militairement bien sûr, mais aussi par cette image donnée de valeurs que l’on ne trouve guère ailleurs à l’époque, esprit chevaleresque, piété et confiance en la Providence divine, unité profonde du prince et de son peuple. Nous assistons ainsi à un événement que l’on a voulu nous faire voir comme une émergence, une deuxième mais véritable naissance de la nation lorraine, celle dont le prince qui se nomme par hasard Renatus doit être compris comme l’annonce d’une nouvelle naissance, encore un de ces signes chers à l’esprit lorrain.
 
Cette œuvre nous replace dans un état d’esprit médiéval. On ne peut donc guère s’étonner d’y rencontrer dans le style des artifices aptes à plaire un autre âge plutôt qu’au nôtre. Le goût pour la rhétorique s’y manifeste de plusieurs manières : par le recours aux discours, discours fictifs ou présentés comme réels, et par les figures de style, notamment celles de la prosopopée, de l’apostrophe et de la comparaison.
Charles le Téméraire parle beaucoup dans ce poème, notamment aux livres I et V, alors que les interventions de René II sont toujours beaucoup plus laconiques. Les trois interventions du futur vaincu au livre premier représentent un total de 77 vers. Au livre III, nouveau discours plein de cruauté du Bourguignon, dans lequel il exprime sa volonté d’exterminer complètement le peuple de nancy. Et au livre V, il prend la parole six fois, ce qui constitue un total de 285 vers. Ces interventions orales supposées sont le moyen par lequel l’auteur met en évidence la démesure orgueilleuse, la cruauté et la jactance du Téméraire. Et nous entendons de même les conseils et les promesses que les Suisses adressent à  René après la victoire de Morat. Nous ne manquons aucun mot de la fière réponse faite par Rubempré, qui tient Nancy en l’absence de son suzerain, lorsque René le somme de se rendre. C’est le contingent anglais présent à l’intérieur de la cité encerclée, qui va pousser Rubempré à céder, et l’intervention anglaise nous est donnée taliter, c’est-à-dire en substance. Lorsque de l’extérieur de la ville des Lorrains ont tenté une incursion dans la cité et que l’un deux, Suffren, a été fait prisonnier, le duc de bourgogne ordonne qu’il soit pendu. Nous entendons alors en une centaine de vers le long plaidoyer de ses officiers, qui implorent la grâce de ce Lorrain. Quant à la requête qu’un messager venu de Nancy présente à René pour le presser de venir au secours de sa cité accablée par la famine, elle n’occupe pas moins de trois cents trente six vers au livre IV. Au livre VI, c’est le chef du contingent suisse, Herther, qui prend la parole en cinquante trois vers pour dire les raisons vertueuses, bien étrangères à l’appât de l’or, qui ont motivé l’intervention helvétique. Après la victoire, il nous est donné d’entendre les regrets d’un Nancéien anonyme qui aurait bien voulu prendre une part plus active au combat (34 vers).
La prosopopée est la figure qui permet de donner la parole à l’ours des forêts lorraines et à la grande ourse dans le premier livre. Par ce procédé  nous entendons aussi l’espèce d’oraison funèbre ou de consolation que le dieu Mars adresse à Charles, son féal, après la mort de celui-ci. De la même manière, nous sommes mis au courant du conseil que Rubempré, officier loyal de Charles, donne à son suzerain au moment où lui-même est déjà mourant. Lorsque l’on met en terre le cadavre du vaincu, c’est la terre lorraine qui prend la parole pour dire son étonnement, avant de manquer de voix et de rester largement béante.
L’auteur use également d’une façon extrêmement fréquente de l’apostrophe en s’adressant à Charles pour l’inviter à la modération, pour lui prédire son destin, pour lui rappeler, lorsqu’il fuit, la disparition de la gloire qui lui est si chère. Mais il interpelle par exemple aussi Lothaire, le premier souverain de la Lorraine, ainsi que Godefroi de Bouillon, à propos de l’emblème de la Lorraine. René II étant incapable de résister à la première invasion, c’est l’ensemble de la patrie lorraine que nous entendons l’inviter à se soumettre à la volonté du ciel. Philippe le Bon, père du Téméraire est invité à descendre du ciel pour prodiguer ses conseils à son fils, et nous entendons ses conseils. Mais l’auteur enchaîne en prédisant à Charles sa mort. Lorsque les Bourguignons enfermés dans Nancy, cherchent en vain les provisions cachées des habitants, nous entendons les commentaires moqueurs qui auraient pu leur être adressés. L’auteur avoue même au livre III qu’il est tout en pleurs en disant à Charles toute l’incompréhension que produit en lui la fureur du prince. Un peu plus loin il s’adresse à la paix pour dire qu’elle est impossible sur la terre. Et lorsque Charles a fait mourir par pendaison son prisonnier Suffren, le poète s’adresse à lui en lui reprochant sa cruauté et en lui annonçant une fin aussi cruelle. Il s’adresse encore à lui, lorsque la défaite est évidente, en lui faisant remarquer l’inutilité de sa bravoure, étant donné que ses vassaux sont en fuite.
L’auteur aime beaucoup le procédé de la comparaison : il se plaît ainsi illustrer des situations humaines en les rapprochant de scènes empruntées à la nature ou à la vie animale, avec une certaine prédilection pour le monde des oiseaux. Charles en colère se démène comme une ourse à qui on a ravi ses petits (I, 278 sqq.). Vainqueur, il est, à cause de son orgueil, l’objet d’un parallèle avec le comportement du paon, qui sait faire la roue, mais qui est loin d’avoir le courage d’un coq (I, 502 sqq.). L’alliance conclue entre les Suisses et René avant la bataille de Morat fait penser au comportement des chiens de diverses bergeries, qui unissent leur courage pour combattre le loup (II, 31 sqq.). Lorsque les Bourguignons en fuite se sont jetés dans les eaux  du lac proche de Morat et qu’ils se trouvent réduits à la nécessité de s’enfoncer sous l’eau pour éviter les flèches ennemies, puis de refaire surface afin de respirer, l’auteur les compare à des oiseaux de rivières qui plongent puis refont surface (II, 244 sqq.). Lorsque Charles, ayant réorganisé ses forces, reparaît devant Nancy, il n’a plus le maintien orgueilleux de jadis, celui du paon, il ressemble au contraire à un coq qui a eu le dessous dans un combat contre un adversaire trop fort (II, 788 sqq.). Les flammes du combat auquel se livrent les deux adversaires zèbrent l’obscurité de la nuit et font songer à des étoiles filantes effrayantes, s’ébattant elles-mêmes  dans le ciel comme les éléments d’un troupeau. Cette note champêtre est due au nom de la constellation du capricorne (III, 151 sqq.). La résistance des Nancéiens, dont les feux tiennent à distance leurs adversaires, est à l’image du comportement du hérisson roulé en boule et dont les chiens pleins d’avidité craignent les piquants (III, 565 sqq.). Après le naufrage d’une de ses embarcations au cours de la traversée du Rhin, René s’applique à redonner courage aux survivants, l’effet produit est semblable à la transformation qu’un rayon de soleil produit sur la tristesse des hommes affligés par des nuages noirs (III,747 sqq.). Lorsque les Bourguignons apprennent le retour offensif de René, ils sont pris de mauvaise conscience et prennent l’apparence d’un loup cerné à l’intérieur d’une bergerie (V, 15 sqq.). Pour refaire le courage de ses troupes qu’effraie la taille des Germains, Charles s’engage dans le récit du combat victorieux qu’un petit faucon livre à un héron bien plus grand que lui (V, 188 sqq.). Lorsque ses vassaux essaient de le détourner du combat final, Charles se montre aussi rétif qu’un cheval indompté (V, 778 sqq.).
 
Tout dans cette œuvre, l’univers évoqué, l’idéal politique recherché, le nationalisme qui s’affirme, et enfin le style lui-même, tout nous replace dans un monde qui n’est plus, mais dont, heureusement, nous pouvons nous faire une idée grâce à la plume de notre auteur.

Il se trouve aussi que cette œuvre est le document qui nous permet le mieux de prendre connaissance d’un événement qui ne fut pas dans l’immédiat d’une importance extraordinaire sur le plan militaire, mais dont les conséquences, que Pierre de Blarru ne pouvait évidemment pas prévoir, vont se faire sentir jusqu’à nos jours. Avec l’extinction de la puissance bourguignonne, l’Etat tampon situé entre les peuples vivant de chaque côté du Rhin disparaît. Et la terre lorraine est certainement la région qui éprouvera le plus durement les malheurs dus aux conflits qui vont en découler. L’ambition folle du Téméraire, tout entière orientée vers la satisfaction de sa grandeur personnelle, mais si mal servie à cause de la démesure même de cette ambition, ne pouvait qu’irriter les peuples voisins et les amener à s’unir contre lui. Les rivalités d’ambition au cours des siècles qui vont suivre, les volontés d’expansion qui en découleront vont avoir des conséquences sanglantes infiniment plus graves que celles d’une guerre entre grands seigneurs du moyen âge. Mais les causes de tous ces conflits seront-elles toujours si différentes de celle que nous révèle la Nancéide.  Si nous pouvons espérer être sortis de tant de malheurs, c’est peut-être aussi parce que les Européens ont peut-être enfin compris que l’esprit de conquête est une calamité. La lecture de ce qu’ont vécu nos ancêtres au temps de René II peut nous aider à y réfléchir.

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La Nancéide n’est pas considérée, sur le plan littéraire, comme une œuvre de premier plan : Michelet lui reproche essentiellement son enflure rhétorique. C’est un point que nous aborderons après avoir montré comment il importe de la considérer dans le contexte à la fois lorrain et médiéval qui est celui dans lequel elle apparaît. Ceci nous permettra de la situer par rapport aux grands modèles antiques, dans ce qu’elle leur doit et dans ce qui fait sa différence, c’est-à-dire en fait son originalité.
Pour être juste, il faut remarquer d’abord que ce poème n’illustre pas un mythe, mais une page d’histoire. Dès le début du premier livre l’auteur ne se place pas sous la protection de Calliope, la muse de l’épopée, mais sous celle de Clio, la muse de l’histoire. L’auteur s’applique donc à être véridique, comme peut prétendre l’être un historien qui a été lui-même, en tant de secrétaire du duc de Lorraine, témoin d’une part de nombreux faits vécus et d’autre part bien informé de ce qu’il n’a pas vu, ce qui ne s’accordait évidemment pas toujours avec le souci de placer son ancien maître et protecteur sur le piédestal de la gloire. Ceci peut aider à comprendre qu’il lui était difficile de concilier à la fois les exigences de l’histoire, les procédés littéraires qu’il pouvait trouver chez les Anciens, la nécessité de satisfaire à ce qui convient au panégyrique et les recettes du genre épique. 
Pour être sensible à l’intérêt que peut présenter pour nous le poème de Pierre de Blarru, la Nancéide, il importe de tenir compte du fait qu’il s’agit d’une œuvre se situant à l’époque des débuts de l’humanisme, c’est-à-dire à un moment où se fait grandement sentir encore, notamment en Lorraine, tout se qui caractérise les tendances de l’esprit médiéval. Nous n’y trouvons pas seulement le récit de la bataille de Nancy, avec l’éloge du jeune duc René II, nous y découvrons aussi des mentalités, des tendances littéraires qui paraissent obsolètes à des esprits modernes.
Deux aspects peuvent donc être distingués dès maintenant : les goûts littéraires propres à cette époque d’abord, la conception médiévale du monde et de la société d’autre part. Nous essaierons ensuite de cerner la véritable originalité de ce poème.
 
Abordons le premier point. Michelet reprochait à cette œuvre son enflure rhétorique. Cette tendance se manifeste de plusieurs manières : par le recours aux discours, discours fictifs ou présentés comme réels, du moins pour leur portée, et par les figures de style, notamment celles de la prosopopée, de l’apostrophe et de la comparaison.
Charles le Téméraire parle beaucoup dans ce poème, notamment aux livres I et V, alors que les interventions de René II sont toujours beaucoup plus laconiques. Les trois interventions du futur vaincu au livre premier représentent un total de 77 vers. Au livre III, nouveau discours plein de cruauté du Bourguignon, dans lequel il exprime sa volonté d’exterminer complètement le peuple de nancy. Et au livre V, il prend la parole six fois, ce qui constitue un total de 285 vers. Ces interventions orales supposées sont le moyen par lequel l’auteur met en évidence la démesure orgueilleuse, la cruauté et la jactance du Téméraire, autant de péchés qui justifient sa défaite, c’est-à-dire la juste sanction que le ciel va lui imposer. Et nous entendons de même les conseils et les promesses que les Suisses adressent à  René après la victoire de Morat. Nous ne manquons aucun mot de la fière réponse faite par Rubempré, qui tient Nancy en l’absence de son suzerain, lorsque René le somme de se rendre. C’est le contingent anglais présent à l’intérieur de la cité encerclée, qui va pousser Rubempré à céder, et l’intervention anglaise nous est donnée taliter, en substance. Lorsque de l’extérieur de la ville des Lorrains ont tenté une incursion dans la cité, l’un deux, Suffren, a été fait prisonnier, le duc de bourgogne ordonne qu’il soit pendu. Nous entendons alors en une centaine de vers le long plaidoyer de ses officiers qui implorent la grâce de ce Lorrain. Quant à la requête qu’un messager venu de Nancy présente à René pour le presser de venir au secours de sa cité accablée par la famine, il n’occupe pas moins de trois cents trente six vers au livre IV. Au livre VI, c’est le chef du contingent suisse, Herther, qui prend la parole en cinquante trois vers pour dire les raisons vertueuses, bien étrangères à l’appât de l’or, qui ont motivé l’intervention helvétique, et pour accroître encore le courage des soldats. Après la victoire, il nous est donné d’entendre les regrets d’un Nancéien anonyme qui aurait bien voulu prendre une part plus active au combat (34 vers).
La prosopopée est la figure qui permet de donner la parole à l’ours des forêts lorraines et à la grande ourse dans le premier livre. L’ours des forêts se plaint de son destin, qui fait de lui la victime des chasseurs, tandis que la constellation céleste lui impose de se satisfaire de son sort. Ce curieux débat a visiblement pour objectif d’annoncer au lecteur que la Lorraine sera sauvée grâce à l’intervention des Suisses, notamment de Berne, dont l’emblème est l’ours. Par le procédé de la prosopopée nous entendons aussi l’espèce d’oraison funèbre ou de consolation que le dieu Mars adresse à Charles, son féal, après la mort de celui-ci. De la même manière, nous sommes mis au courant du conseil que Rubempré, officier loyal de Charles, donne à son suzerain au moment où lui-même est déjà mourant. Lorsque l’on met en terre le cadavre du vaincu, c’est la terre lorraine qui prend la parole pour dire son étonnement, avant de manquer de voix et de rester largement béante.
L’auteur use également d’une façon extrêmement fréquente de l’apostrophe en s’adressant à Charles pour l’inviter à la modération, pour lui prédire son destin, pour lui rappeler, lorsqu’il fuit, la disparition de la gloire qui lui est si chère. Mais il interpelle par exemple aussi Lothaire, le premier souverain de la Lorraine, ainsi que Godefroi de Bouillon, à propos de l’emblème de la Lorraine. René II étant incapable de résister à la première invasion, c’est l’ensemble de la patrie lorraine que nous entendons l’inviter à se soumettre à la volonté du ciel. Philippe le Bon, père du Téméraire est invité à descendre du ciel pour prodiguer ses conseils à son fils, et nous entendons ses conseils. Mais l’auteur enchaîne en prédisant à Charles sa mort. Lorsque les Bourguignons enfermés dans Nancy, cherchent en vain les provisions cachées des habitants, nous entendons les commentaires moqueurs qui auraient pu leur être adressés. L’auteur avoue même au livre III qu’il est tout en pleurs en disant à Charles toute l’incompréhension que produit en lui la fureur du prince. Un peu plus loin il s’adresse à la paix pour dire qu’elle est impossible sur la terre. Et lorsque Charles a fait mourir par pendaison son prisonnier Suffren, le poète s’adresse à lui en lui reprochant sa cruauté et en lui annonçant une fin aussi cruelle. Il s’adresse encore à lui, lorsque la défaite est évidente, en lui faisant remarquer l’inutilité de sa bravoure, étant donné que ses vassaux sont en fuite.
L’auteur aime beaucoup le procédé de la comparaison : il se plaît ainsi illustrer des situations humaines en les rapprochant de scènes empruntées à la nature ou à la vie animale, avec une certaine prédilection pour le monde des oiseaux. Charles en colère se démène comme une ourse à qui on a ravi ses petits (I, 278 sqq.). Vainqueur, il est, à cause de son orgueil, l’objet d’un parallèle avec le comportement du paon, qui sait faire la roue, mais qui est loin d’avoir le courage d’un coq (I, 502 sqq.). L’alliance conclue entre les Suisses et René avant la bataille de Morat fait penser au comportement des chiens de diverses bergeries, qui unissent leur courage pour combattre le loup (II, 31 sqq.). Lorsque les Bourguignons en fuite se sont jetés dans les eaux  du lac proche de Morat et qu’ils se trouvent réduits à la nécessité de s’enfoncer sous l’eau pour éviter les flèches ennemies, puis de refaire surface afin de respirer, l’auteur les compare à des oiseaux de rivières qui plongent puis refont surface (II, 244 sqq.). Lorsque Charles, ayant réorganisé ses forces, reparaît devant Nancy, il n’a plus le maintien orgueilleux de jadis, celui du paon, il ressemble au contraire à un coq qui a eu le dessous dans un combat contre un adversaire trop fort (II, 788 sqq.). Les flammes du combat auquel se livrent les deux adversaires zèbrent l’obscurité de la nuit et font songer à des étoiles filantes effrayantes, s’ébattant elles-mêmes  dans le ciel comme les éléments d’un troupeau, note champêtre qui est due au nom de la constellation du capricorne (III, 151 sqq.). La résistance des Nancéiens, dont les feux tiennent à distance leurs adversaires, est à l’image du comportement du hérisson roulé en boule et dont les chiens pleins d’avidité craignent les piquants (III, 565 sqq.). Après le naufrage d’une de ses embarcations au cours de la traversée du Rhin, René s’applique à redonner courage aux survivants, l’effet produit est semblable à la transformation qu’un rayon de soleil produit sur la tristesse des hommes affligés par des nuages noirs (III,747 sqq.). Lorsque les Bourguignons apprennent le retour offensif de René, ils sont pris de mauvaise conscience et prennent l’apparence d’un loup cerné à l’intérieur d’une bergerie (V, 15 sqq.). Pour refaire le courage de ses troupes qu’effraie la taille des Germains, Charles s’engage dans le récit du combat victorieux qu’un petit faucon livre à un héron bien plus grand que lui (V, 188 sqq.). Lorsque ses vassaux essaient de le détourner du combat final, Charles se montre aussi rétif qu’un cheval indompté (V, 778 sqq.).
 
Abordons maintenant les aspects épiques du poème. Les modèles antiques que pratique l’auteur lui ont appris que ce genre poétique ne se conçoit guère sans l’usage du merveilleux. Mais nous sommes à une époque où les affaires humaines dépendent de deux types de surnaturel, celui qui vient du ciel et celui dont Satan est l’origine. En réalité ce texte nous présente peu d’interventions surnaturelles. Il est souvent question des prières adressées au ciel, non seulement par les Lorrains, qui implorent saint Epvre ou le remercient de sa protection, mais aussi par les Bourguignons, le texte rappelant souvent leur dévotion à saint André. S’il est souvent question de Mars c’est, d’une façon habituelle, sous la forme d’une métaphore pour désigner la guerre. Nous n’assistons jamais à propos des Lorrains à une intervention merveilleuse du ciel, la protection dont ils bénéficient tient à leur dévotion. Il n’en est pas de même en ce qui concerne le Téméraire. Au livre V, vers 620 sqq., alors que Charles vient d’affirmer que personne ne pourra le chasser de la terre lorraine, Dieu le Père, du haut du ciel le prend au mot et lui annonce qu’il restera effectivement en Lorraine, puisqu’il va y être inhumé. Mais Charles n’entend pas. Et il  ne s’est pas seulement attiré l’hostilité du Dieu des chrétiens, il a également offensé Vénus, en refusant de l’honorer le jour dont le nom vient de celui de la déesse. Ceci lui vaut de s’entendre condamné par elle à ne plus connaître un seul autre vendredi. Enfin nous entendons la longue oraison funèbre prononcée par le dieu Mars qui déplore d’avoir perdu bien trop tôt son plus fidèle serviteur. Il s’agit évidemment pour le poète de souligner le côté mauvais du Bourguignon, qui a toujours été docile aux pires sollicitations du mal qu’un prince puisse connaître.
La conception du monde que nous présente cette œuvre est celle d’un homme du moyen âge. Il est nourri certes de culture antique, mais il  est resté profondément attaché aux valeurs médiévales, ainsi qu’à la conception du monde et à l’ordre social de ce temps. Le monde de Pierre de Blarru ne fait pas de coupure entre la nature et l’homme, ni entre le terrestre et le céleste. Ce monde est plein de signes qu’il faut savoir interpréter ou conjurer. J’ai parlé plus haut de ce dialogue entre l’ours des forêts lorraines et la constellation de l’Ourse.  Comment conjurer en effet ce qui pouvait rendre impossible une alliance entre René II et l’ours suisse et qui résultait du fait que les chasseurs lorrains traquaient le plantigrade non seulement pour sa chair, mais aussi pour les remèdes que l’on tirait de son cadavre, notamment contre la goutte ? Le risque est écarté par l’intervention céleste de la constellation. Ce qui a inspiré le poète tient au fait que lorsqu’il écrit il fait partie du Chapitre de Saint-Dié. Or pour un habitant de Saint-Dié, Nancy se situe vers le nord, exactement, dirait un moderne, vers le nord ouest,  mais en gros l’observation du ciel permet à un homme de ce temps habitant dans les Vosges de dire que Nancy se trouve sous la Grande Ourse et donc sous la protection de ce que peut évoquer cette constellation, laquelle n’a que faire des jérémiades de l’animal des forêts et lui intime donc brutalement l’ordre de se satisfaire de son sort. Au cours du combat autour de Nancy les hurlements des chiens, les cris des oiseaux nocturnes sont autant d’avertissement sinistres pour les belligérants, la question qui se pose dans les deux camps est seulement de savoir sur qui doit tomber le malheur annoncé. L’auteur n’affirme jamais d’une manière catégorique la valeur prémonitoire de ces phénomènes : il laisse habilement au lecteur le soin de le faire. Charles va s’embourber et mourir dans le marais qui porte le nom de Virilet, en latin Viriletum : voir dans ce terme, qui peut se traduire par  « le trépas du guerrier », une allusion prophétique à ce qui va arriver à Charles est une question que les Lorrains de ce temps n’ont évidemment pas pu éviter. Ces signes sont parfois impossibles à rendre en traduction. Au cours de la ruse qui va permettre au messager, à son retour de la mission accomplie auprès de René II, de traverser les lignes des assiégeants et de rentrer dans sa cité, le Lorrain promet à ses interlocuteurs naïfs, qui voudraient le retenir, de revenir le lendemain. Et ce qui lui permet de faire croire à sa bonne foi, c’est le cri que font entendre les corbeaux, cras, cras, et que tout le monde doit comprendre comme l’ordre évident d’être là demain.
L’homme de ce temps est avant tout un croyant et précisément un chrétien. Ce qui compte d’abord pour lui, c’est de gagner le ciel. La vertu chrétienne s’accorde très bien avec les nécessités des combats : il suffit pour cela de se battre avec un comportement et une disposition de chevalier, et avant d’engager le combat devant Nancy, les hommes de René II, en grand nombre, se font adouber chevaliers. Chaque camp a son protecteur dans le ciel, saint Epvre veille sur les Lorrains, saint André est censé faire de même pour les Bourguignons. Ceci ne signifie pas que du haut du ciel le saint patron ne ménage pas des épreuves à ses protégés : pour René II chassé de chez lui, le ciel est évidemment sourd, mais il ne s’agit que d’une épreuve temporaire qui se transformera en mérites devant être récompensés. Quant au Téméraire, ses péchés lui fermeront la protection du ciel. Les chrétiens vont au combat avec des enseignes qui affichent leur dévotion. Les Lorrains  combattent avec la protection de la Vierge. Si à la guerre on tue ses adversaires, ce que l’on fait du reste avec allégresse, il n’empêche qu’après la victoire, le vainqueurs se reconnaît des devoirs envers les vaincus, il faut par des obsèques décentes leur assurer le ciel. Ce rapport entre le guerrier et le ciel n’est pas le même pour le Lorrain et pour le Bourguignon : pour le Lorrain il s’agit d’une tradition qui remonte à Godefroi de Bouillon et que les Vaudémont ont transmise à René. Le duc de Bourgogne, lui, fait beaucoup plus de cas de son ambition, de son amour de la gloire et de son épouvantable rancune contre le petit duc de Lorraine. Le combat devient ainsi celui du vice contre la vertu, ce qui nous place dans la tradition médiévale du jugement de Dieu. Et notre poème devient de ce fait porteur d’une leçon, d’une leçon présentée comme émanant de l’histoire. Pierre de Barru connaît évidemment la formule historia magistra vitae, et dès les premiers vers de son poème, ce n’est pas sous le protection de Calliope, la muse de l’épopée, qu’il se place, mais sous celle de Clio, la muse de l’histoire.
La Nancéide nous place aussi devant les exigences de l’ordre social médiéval. Le prince est le centre de l’Etat et la loyauté envers lui est le premier devoir des vassaux et des sujets. Combattre l’adversaire pour servir son prince est la condition même de l’honneur. Mais le vaincu n’est pas traité de la même façon selon qu’il est, ou qu’il n’est pas noble. On ne met pas à mort un noble fait prisonnier, c’est ce que les vassaux du Téméraire rappellent en vain à leur suzerain, lorsque celui-ci décide de faire pendre Suffren, son prisonnier. La règle serait de le maintenir un temps en captivité et de lui rendre la liberté contre rançon. Le Téméraire manque ainsi aux règles de l’honneur, ce qui amène en représailles les Nancéiens à faire mettre à mort les prisonniers qu’ils détiennent. Si la loyauté à l’égard du prince est la règle sociale fondamentale, ceci ne signifie pas qu’elle soit strictement respectée, même dans la vertueuse Lorraine. Et lorsque le Bourguignon envahit la Lorraine, René II est abandonné de la plupart de ses vassaux, qui s’empressent de se rallier à la Bourgogne. Il est vrai que pour le combat final il n’y aura plus que de très rares défections. On ne saurait donc admettre la félonie. Et pourtant le brave Pierre de Blarru commet en réalité un énorme mensonge par omission. Il nous apprend en effet que la victoire lorraine va être parachevée par le massacre au pont de Bouxières des Bourguignons qui tentaient de s’échapper vers le nord. Ce massacre est l’œuvre conduite par le duc de Campo Basso, que notre auteur honore du titre de clarus vir. Et pourtant ce personnage est tout simplement un traître : il appartenait à l’armée de Charles le Téméraire, et au dernier moment il est venu offrir ses services à René II. Les historiens nous apprennent que les Suisses et les Alsaciens ne voulurent pas de lui auprès d’eux dans la bataille, ce qui explique qu’on le chargea d’aller couper la retraite aux fugitifs éventuels. Il est évident que le brave chanoine de Saint-Dié ne pouvait pas se permettre de jeter une ombre sur l’esprit chevaleresque de son duc en disant que celui-ci avait eu recours aux services d’un félon.
 
La Nancéide est une épopée dont l’auteur est nourri de culture antique, mais son imitation n’est pas un esclavage.
Le mètre utilisé est celui du style épique, l’hexamètre dactylique. Le titre même de l’œuvre transpose en français le génitif grec Nanceidos, lequel copie évidemment le génitif virgilien Aeneidos. Mais si l’épopée latine s’organise autour de son héros, Enée, la Nancéide met en évidence une cité, ce qui nous fait songer à l’Iliade. Toutefois l’épopée d’Homère raconte une catastrophe, alors que la nôtre chante une victoire. De plus il ne s’agit plus désormais de traiter un mythe, mais d’illustrer une page d’histoire et de le faire dans un esprit nourri également de tradition biblique. Le petit René II en face du puissant Charles le Téméraire, n’est-ce pas quelque chose comme la répétition du combat de David contre Goliath ? Les épopées antiques mettent en scène des guerriers qui s’affrontent, Achille contre Hector, Enée contre Turnus. Ces modèles nous offrent les récits de combats singuliers qui illustrent chaque fois la supériorité physique du héros principal. Le sujet historique que traite Pierre de Blarru ne lui permettait pas d’aboutir à ce genre d’acmé : l’affrontement se passe non pas entre deux guerriers, mais entre deux armées obéissant l’une et l’autre à la stratégie des  chefs, laquelle est inspirée par des mentalités totalement différente dans un camp et dans l’autre.
C’est de Charles le Téméraire que le poète parle d’abord en annonçant sa défaite et en nous indiquant le trait principal de son caractère que résume l’expression à l’accusatif magnanimum Leonem. Ce titre de Lion apparaît de nombreuses fois dans l’œuvre, il exprime cette supériorité universelle que revendiquait en Europe, à l’image du roi des animaux, le puissant duc de Bourgogne. Et si ce Lion est qualifié de l’adjectif magnanimus, il faut se méfier en traduction du dérivé français, magnanime : le prince bourguignon n’apparaît jamais dans l’œuvre avec de vraies qualités morales de générosité, il montre justement un esprit totalement fermé à cette vertu. Il faut donc comprendre l’adjectif latin à partir des deux éléments qui le composent, et qui nous indiquent un esprit assoiffé de grandeurs, comprenons de grandeurs au sens politique du terme. C’est bien ce sens qu’il faut donner à l’adjectif magnus, lorsque le Téméraire, parlant de lui-même, prononce ces mots : mihi paruula magno terra places, tu plais à ma grandeur chère petite (ou toute petite) province. Et tout au long de l’œuvre le prince bourguignon nous est dépeint avec pour trait essentiel de caractère un appétit de puissance et de gloire démesuré, ce qui le conduit inévitablement à l’entêtement, à la cruauté inhumaine, à un esprit de conquête totalement dépourvu de vertu chevaleresque, et finalement à l’erreur, une erreur évidente même sur le plan stratégique. Sa dureté, sa cruauté, sa violence nous sont présentées avec un paroxysme relevant du monstrueux, il appartient au monde grec de l’ubris, à l’enfer chrétien de l’orgueil, celui d’une démesure marquée en toute chose. Et cette démesure réduit à néant la seule qualité qui lui soit reconnue, sa bravoure de soldat, et c’est parce que cette bravoure est elle-même démesurée qu’elle ne sert à rien et qu’elle le conduit à sa perte. Lorsque son armée est mise en déroute, que ses vassaux l’abandonnent, il s’élance sans escorte au milieu des ennemis, capable à lui seul de faire fuir mille adversaires, selon notre auteur. Et c’est précisément cette témérité imbécile qui le conduit à aller s’embourber dans le marais du Virilet.
Tout le mouvement de l’œuvre nous montre le progrès dans l’égarement de la part du futur v aincu. Tant qu’il n’est pas bravé par le duc de Lorraine, il a la sagesse de reconnaître que cette province, qui lui plaît, lui est cependant interdite. Mais dès qu’il se sent bafoué, non pas dans ses droits, mais dans ce qu’il considère comme son honneur, il perd toute retenue et s’abandonne à sa fureur. Après la prise de Nancy, où il se pavane comme je l’ai rappelé plus haut, loin de connaître la satisfaction, son besoin  de gloire s’élève encore. Il part donc pour une expédition de conquête en Suisse. L’échec qu’il subit devant Granson ne le rend pas plus sage, au contraire. C’est avec des forces et des moyens réduits, mais avec un surcroît d’orgueil qu’il vient mettre le siège devant la cité helvétique de Morat. Son excès de fureur l’amène à commettre une faute stratégique impardonnable de la part d’un conquérant : il se laisse prendre sur deux fronts. D’un côté, il est attaqué par les défenseurs de la cité qu’il voulait prendre, de l’autre, il doit faire face aux Suisses venus défendre Morat, auxquels s’est joint René II, à la tête de son contingent. Il essuie donc une deuxième et lourde défaite, qui profite au duc de Lorraine. Celui-ci reprend possession de Nancy, ce qui lui permet, avant de s’enfuir à nouveau, d’y placer une solide garnison, laquelle saura résister à un nouveau siège. Le Téméraire revient donc vers Nancy, déterminé cette fois non seulement à reprendre la ville, mais à en exterminer les habitants, qu’il considère comme coupables de félonie. Désormais il ne sait plus qu’accumuler les erreurs et les fautes. Sa première erreur est d’imposer à son armée un siège en plein hiver, sans la moindre pitié pour ses soldats qui meurent de froid. Ensuite il commet le crime de faire pendre le noble Suffren, ce qui, par réaction de la part des Nancéiens, cause la condamnation à mort des Bourguignons détenus en prison à Nancy. Ne parvenant pas à pendre la ville par la force, il espère la réduire par le blocus et la famine. Son attentisme permet à René de se refaire les forces nécessaires à la reconquête et de revenir. Dans le combat final, le Téméraire renouvelle la faute commise devant Morat. Insensible à tous les conseils de sagesse que lui prodigue ses vassaux, il ne sait que les traiter de poltrons et s’entête à vouloir l’affrontement. Il se porte au devant des Lorrains et de leurs alliés, abandonnant son camp, que les Nancéiens incendient aussitôt. Pris une nouvelle fois entre deux feux, il connaît la défaite que l’on sait.
Si l’aventure du Téméraire est caractérisée par le progrès dans l’égarement et le mouvement inéluctable vers la catastrophe, le destin de René II se présente comme une ascension irrésistible vers la gloire. Il a accepté à ses risques et périls de rompre avec le Bourguignon, et il connaît d’abord l’amertume de la déchéance, étant chassé de chez lui et obligé de se cacher pour échapper à ses ennemis. Mais il vit cette épreuve en chrétien et trouve l’espérance dans sa foi. C’est ainsi qu’il renouera avec le succès et parviendra à sa véritable dimension de chef, celle qui nous est décrite lorsqu’il se met en route pour le combat final. Il a disposé ses forces avec beaucoup de réflexion et de prudence, ajoutant ici ou là tel renfort de cavalerie qu’il juge nécessaire, et il prend personnellement la place qui convient au mieux pour diriger l’ensemble des opérations. Alors qu’à l’approche de l’engagement décisif, Charles est tracassé d’inquiétude et ne sait comment dissimuler son émotion, René au contraire est plein « d’une joie fougueuse qui exprime sa soif du combat. » Et l’auteur ajoute un détail qui donne tout son sens à cette épopée : « Sous le cimier de son casque, que forme un panache de feuille d’or, beaucoup proclament qu’il est Hector en personne. » Mais cet Hector-là va à la victoire : il est bien le moins puissant, comme le Troyen d’Homère, mais son destin est tout autre. L’épopée médiévale et chrétienne a retourné la situation antique : ce n’est plus à la force brutale et sauvage que la victoire est promise, mais au contraire à celle qui repose sur la vertu. Et tandis que le Téméraire est de plus en plus seul, René marche au combat vêtu d’or et de soie et entouré de tous ses vassaux, pour qui le plus grand honneur est d’être au côté de leur prince.
René II nous est donc présenté comme le prince chevaleresque parfait, en exact contrepoint avec le portrait du Téméraire. Et le poème ne ménage pas les autres grands souverains du moment, ni le roi de France, ni l’empereur Frédéric. A propos de l’incertitude qui pèse sur les intentions d’une troupe française en armes venue prendre position sur les bords de la Meuse, notre auteur présente  Louis XI en ces termes : « Je veux bien qu’un roi ait ses secrets, et je le considère comme bon, si ses proches et ses vassaux le connaissent comme tel  (IV, 4 sqq.) ». Et il est infiniment plus sévère en commentant la sanction infligée à un seigneur français, Oriole, venu spontanément mettre son épée au service de René II : « Cet homme, qui ne redoutait aucune épée, périt après la guerre sous la hache vile du bourreau. Quel bonheur c’eût été pour toi, Oriole, de passer dans l’autre monde au cours de cette bataille ! Je laisse de côté tous ces morts que la sentence précipitée d’un prince cruel provoque publiquement, et dont l’arrêt ne comporte aucune précision autre que celle-ci : « Telle est ma volonté. » Si furieux et bien souvent plus clément que ce roi-là, l’exécuteur des hautes œuvres en avait l’audace, il dirait alors : « Ce que tu veux en tant que roi, moi, ton serviteur, je refuse de l’accomplir. » Oui, toutes les fois que le monarque dit : « Offre celui-ci en pâture aux poissons, à celui-là tranche la tête, à cet autre coupe les oreilles », c’est à celui qui ordonne et non à la main qui frappe que l’on doit imputer la responsabilité, qu’il s’agisse d’un crime ou d’un acte de justice. Si la sanction royale est infondée, je suis au regret d’avoir à ajouter les rois à la catégorie des spadassins (VI, 289 sqq.) ». Et lorsque Mars quitte le cadavre de son principal serviteur, dont, à son grand regret, il ne peut plus rien attendre, c’est pour courir se mettre au service du roi de France.
A propos de l’empereur Frédéric, qui est le suzerain de René II, l’auteur montre une prudence beaucoup plus grande, reconnaissant que l’empereur jouissait d’une réputation sans tache «  parée de toutes les perles de la vertu et de l’éclat de l’honneur », mais il pointe tout de même un défaut : « il prêtait trop souvent l’oreille à la race des circoncis (I, 413 sqq.) » Pour comprendre ce qu’il y a de grave aux yeux de Pierre de Blarru dans le fait d’être en relation avec les usuriers juifs, il faut tenir compte de ce qui sera pour lui la plus belle vertu de son duc, la dernière dont il fera état, le fait que le prince ait banni tous les juifs de ses Etats, en se montrant insensible à l’aide financière que ceux-ci n’hésitaient pas à lui proposer. 
L’image que ce livre veut donc donner de René II est celle du prince idéal et parfait. Il est brave, respectueux du droit et de la justice, docile aux injonctions de son suzerain. Il affiche une grande piété, conforme aux traditions que la Lorraine doit à Godefroi de Bouillon. Il se fait respecter et aimer d’étrangers dont il ne parle même pas la langue, au point d’obtenir d’eux la promesse spontanée de lui prêter main forte. Mais surtout il aime ses sujets et il est aimé d’eux : ceux-ci le considèrent comme leur père. Et il ne s’agit pas seulement des habitants de Nancy, mais de tous ces Lorrains qui se pressent sur son passage et qui viennent grossir les rangs de son armée. Il sait surtout ajouter à la gloire de sa victoire l’extraordinaire grandeur du pardon : il verse des larmes sur le cadavre de son ennemi, il s’empresse de lui assurer des funérailles dignes de son rang, ainsi qu’un tombeau princier dans la chapelle même des ducs de Lorraine. Et ce héros n’appartient pas aux légendes de la chevalerie médiévale, il s’agit d’un personnage que l’auteur a connu et servi, modèle absolument unique dans l’Europe de ce temps. Nous sommes donc dans une Lorraine que la victoire de Nancy enracine au nom de l’histoire dans les valeurs médiévales. Et ceci au moment même où se conçoit sous la plume de Machiavel un tout autre idéal de prince : la Nancéide paraît en 1518, Le Prince de Machiavel est écrit en 1513, publié en 1532. L’épopée de Pierre de Blarru veut donc être surtout porteuse d’une grande leçon politique.
 
Le titre de l’œuvre veut mettre en évidence Nancy. Le premier livre consacre plus de cent vers à faire la présentation et l’éloge de la Lorraine. Le poète ouvre ce développement en évoquant la bravoure de ses habitants et s’étend longuement ensuite sur tout ce qui fait la prospérité, la richesse et le bonheur de la Lorraine. Il est évident que c’est non seulement le prince mais tout l’Etat lorrain qui est glorifié par cette œuvre.
La victoire est aussi l’œuvre de la population. Si les nobles lorrains sont tentés au début de faire leur soumission au duc de Bourgogne, le peuple, quant à lui, reste fidèle à son prince. « Dans la patrie lorraine, le peuple, dit le poète,… fait la sourde oreille. Il rit de voir ce nouveau duc se donner l’air de procéder de façon globale en matière de lois, pour établir de nouvelles institutions ; il rit de le voir prendre du haut de son trône l’initiative de créer de nouvelles magistratures ; il rit de le voir annuler par décrets quantité de règles pour en fixer beaucoup d’autres. » Cette forme de résistance d’abord stérile va prendre des formes de plus en plus efficaces à mesure que la supériorité bourguignonne s’effrite. Lors de la deuxième occupation de la ville, celle que dirige Rubempré, les Nancéiens dissimule leurs provisions, dont l’occupant voudrait s’emparer, et ils narguent l’inanité de leurs efforts dans ce sens. Lorsque le Téméraire est revenu en force pour faire enfin plier la fière défense de la cité, non seulement la résistance ne fléchit pas, mais l’assiégeant se voit acculé à la nécessité d’admettre qu’il ne parviendra pas à ses fins par la violence. Des secours arrivent du reste de l’extérieur à la cité assiégée, comme le confirme l’épisode tragique de la capture et de la pendaison du malheureux Suffren. Et la résistance devient héroïque lorsque les habitants en sont réduits, sous l’effet de la famine, à manger non seulement leurs chevaux, leurs chiens et leurs chats, mais aussi les rats et les souris, comme le raconte le messager, qui a réussi à rejoindre René II. Et avant la victoire finale, les Nancéiens ont le plaisir d’apprendre par quelle ruse le messager, au retour de sa mission, a su berner les assiégeants et traverser leurs lignes. L’auteur s’est sans doute inspiré de la stratégie du cheval de Troie. Les Grecs ont pris Troie par ce moyen, les Lorrains n’avaient rien à prendre, mais il était évidemment amusant pour eux de pouvoir se dire qu’ils avaient su, eux aussi, tromper leurs ennemis, même si leur victoire ne dépendait pas de la ruse d’une façon aussi efficace que pour les Grecs d’Homère.
 
La Nancéide devient donc, comme l’Enéide  une véritable épopée nationale. Virgile avait dû recourir à des procédés artificiels pour intégrer la gloire future de Rome à son sujet légendaire. Pierre de Blarru n’a pas à triompher d’une difficulté de ce genre puisqu’il illustre une page d’histoire réelle et toute récente. Il sait rappeler, par une allusion à Lothaire, que l’origine de la Lorraine est bien antérieure à la bataille de Nancy. Mais cette victoire, qui réduit à rien la grandeur bourguignonne, fait à ses yeux de la patrie lorraine un Etat qui compte désormais en Europe, militairement bien sûr, mais aussi par cette image donnée de valeurs que l’on ne trouve guère ailleurs à l’époque, esprit chevaleresque, piété et confiance en la providence divine, unité profonde du prince et de son peuple. Nous assistons ainsi à un événement que l’on a voulu nous faire voir comme une émergence, une deuxième mais véritable naissance de la nation lorraine, celle dont le prince qui se nomme par hasard Renatus doit être compris comme l’annonce d’une nouvelle naissance, encore un de ces signes chers à l’esprit lorrain.


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Jean Boës
24, chemin du Bois Basselin
88100 Saint-Dié

 

Merci, cher ami, pour ta communication sur un sujet qui nous emmène dans un passé historique évocateur et instructif bien trop délaissé aujourd'hui!!!!
Pierfetz

 


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